MOTS D'AMOUR

Le 16 janvier 2016, le Journal du Dimanche a dévoilé les résultats de l'enquête annuelle du Centre de recherches politiques de Science-Po (Cevipof) et il en ressort que les trois premiers mots évoqués par les Français pour qualifier leur état d'esprit sont : lassitude (31%), morosité (29%) et méfiance (28 %).

Ce matin, Arthur veut écrire une lettre d'amour. À Zoé. Il n'a encore jamais fait ça. Écrire ce genre de truc. Il s'installe à son bureau. Dimanche d'hiver, mais sans la neige, sans les paillettes de soleil sur le givre. Ça l'aurait aidé, c'est sûr, si le jour avait été brillant. Mais là, rien à sauver dans la lumière au dessus des toits, pas même l'ombre d'un chat. Il ouvre la fenêtre de sa chambre. Une humidité rance monte de la rue, une tiédeur qui n'est pas de janvier. C'est comme ça depuis des semaines : le calme impossible. Arthur voudrait seulement l'horizon une taille au dessus, un ciel assez large pour y étendre son coeur. Son coeur est comme un géant dans un lit trop petit, l'édredon est minuscule et il prend froid. Et pas seulement le sien, de coeur. C'est à n'y rien comprendre. L'hiver le plus chaud depuis des siècles et pourtant, à l'intérieur des corps, les sangs se banquisent, les émotions ont la chair de poule.

Son père a cru bien faire en ramenant le journal en même temps que les croissants. Arthur adore lire les journaux, depuis qu'il est tout petit. Il veut comprendre le monde dans lequel il vit. Se sentir moins seul, peut-être. Pas facile quand on a 17 ans de trouver sa place. Quand votre avenir a des impatiences. Quand votre corps se cherche des terres d'asile, quand vos désirs affolent la boussole, quand vous voudriez tant et tant. Et puis surtout, quand il y a une nouvelle élève dans votre lycée et qu'elle s'appelle Zoé et qu'elle est belle à tomber et que vous voudriez la combler, mais de quoi? Pour elle, Arthur voudrait inventer un monde tout neuf, un monde de bel appétit et de libre espérance, c'est un peu tout ça qu'il voudrait lui dire, dans sa lettre, mais soudain, il ne sait plus trop. Puisqu'on en est là : lassitude, morosité et méfiance... Il va avoir l'air de quoi, avec sa lettre d'amour? Un peu de décence. le moment est mal choisi pour des caprices d'enfant gâté... L'amour, ce n'est plus vraiment tendance. C'est juste bon pour les ringards ou les naïfs, ou pire encore, les doux rêveurs. L'heure est grave, jeune homme ! Regardez donc autour de vous ! Les temps sont durs, n'allez pas promettre à une innocente jeune fille des merveilles sans retour, des frasques et des extravagances que le monde vous fera payer cher.

Arthur froisse la feuille blanche. La jette à la poubelle, mais aussitôt en prend une autre. Cependant, et malgré tout. Malgré tout ce qu'ils disent dans l'article du journal. Car c'est à Zoé qu'il écrit. Elle n'a qu'à poser ses yeux sur lui et, comme par magie, la méfiance s'évapore. Il n'a jamais eu autant confiance en la vie. Il va se lancer, mais pas par mail, non, une bonne vieille lettre, avec de l'encre et des ratures, avec des envolées et des courages, du style et du panache. Il trouvera bien ses mots. Il y en a tant. Et après tout, vous ne lui en avez pris que trois : lassitude, morosité et méfiance. Il vous les laisse. Avec ceux qui restent, sûr que Zoé et lui arriveront à écrire leur histoire d'amour.