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Sous nos paupières, le monde

Une relecture de l'actualité. Dans chaque regard porté sur le monde, il y a l'éveil d'une fiction...

LE SDF NUMISMATE

Lundi 26 octobre 2015, Michel Sapin, Ministre de l'Économie et des Finances, sur France Inter : "Je suis numismate. J'en ai plusieurs, des très belles pièces. De la monnaie romaine, grecque, oui..."

Bien sûr, ils ne l'ont pas laissé entrer. Pas les bonnes sapes, pas la bonne odeur... Pourtant, il leur a dit, aux vigiles, que c'était juste pour montrer quelque chose au Ministre. Oui, mais voilà, sans rendez-vous, ça ne va pas être possible ! Sans rendez-vous... Non, mais vous l'avez regardé !? Tant pis, il va rester là, à l'attendre, au soleil, sur le parvis du ministère. Il finira bien par descendre de son bureau, non? Et puis, il fait bon et chaud aujourd'hui, tellement que c'en est douteux pour une fin de mois d'octobre. Le soleil a des fortunes de fraudeur, des frasques de milliardaire dans le ciel bleu. Notre homme transpire sous son vieux pardessus, mais il a la flemme de l'enlever. Il aime encore bien sentir la sueur courir le long de ses vertèbres, ça lui fait comme une caresse, comme une crue de tendresse.

Il n'a rien à faire, de toute manière. Une bouteille de vin à vider. Bouteille plastique, vin aigre, jamais de vin de garde pour les caves de son espèce... Et puis, il a sa radio. Les piles ne sont plus très vives, les voix chevrotent, les aigus ont des sifflements d'asthmatique. Il na va nulle part sans sa radio, elle et lui, ils se font la conversation, il commente à voix haute. Le commentaire du monde est sa dernière liberté. Il est branché sur France Inter, radio de service public. C'est sûrement ridicule, mais il y tient, au service public. Le bien commun, l'intérêt général, rien que d'y penser, il se sent tout de suite moins seul...

Ce matin, chez Patrick Cohen, il y avait le Ministre des Finances et c'est pour ça qu'il l'attend. Parce qu'en écoutant son interview, il a découvert qu'ils ont une passion en commun. Celle des pièces anciennes. Monnaies antiques pour le Ministre, il est très fier de sa collection, le grand argentier de l'État, et plus particulièrement de ses devises grecques ou de celles de l'empire romain. Lui, tout son empire tient dans ce caddie qu'il traine partout et la dernière devise qu'il lui reste, c'est celle de la République : Liberté, Égalité, Fraternité.

Pourtant, lui aussi est collectionneur. Dans la doublure de son manteau, il a trois pièces qu'il conserve précieusement, c'est même pour ça qu'il ne quitte jamais sa houppelande, comme il l'appelle, de peur qu'on la lui vole. Il aime le mot houppelande, ça donne un côté prince de conte de fée à son allure de déchu froissé. Ce manteau, c'est son costume trois pièces. Trois pièces, un tout petit ruisseau. Ses grandes rivières, elles sont à sec depuis trop longtemps. Trois pièces : son héritage pour ses enfants, si toutefois il les revoit un jour...

Si on l'avait laissé monter jusqu'à vous, monsieur le Ministre, il aurait pu vous raconter l'histoire de ses trois pièces, et vous parler de ses revers de médaille, et de tous ses pile ou face perdus d'avance, lui dont le destin est encore plus troué que le fond de ses poches.

La première pièce de son trésor, elle date du siècle dernier. Le siècle de sa splendeur. Une pièce de 5 Francs, avec la Semeuse gravée dessus, en généreuse machine à espoir, égérie, malgré elle, des Trente Glorieuses. Cette pièce, c'est la première que la rue lui a donné, il y a de cela vingt ans peut-être et il l'a gardée comme un talisman. À l'époque, il ne faisait pas encore peur, il n'était pas encore sans-dents, c'était ses premiers jours sous cloche. Une petite fille s'était penchée vers lui, elle lui avait souri avant de faire tomber cette pièce dans sa casquette. Beau geste, vraiment.

La seconde pièce que notre SDF numismate conserve dans sa doublure, c'est un caillou de rien du tout, dix centimes d'euros, un homme pressé l'avait presque crachée à ses pieds. Oui mais voilà, on était le 1er janvier 2002, le premier jour de mise en circulation de l'euro. Un jour de fête, en quelque sorte. Le début d'une ère nouvelle dont cette pièce serait le symbole, une ère de paix et de fortune. Quand il regarde cette pièce, il a les larmes aux yeux, une montée d'euphorie absurde. Ce qu'il voudrait crier, c'est un truc du genre : "SDF de toute la zone euro, unissez-vous!", mais bon, il lui reste juste assez de dignité pour ne pas tomber dans le ridicule. Et puis, l'Europe est entre de bonnes mains. Hier encore, monsieur le Ministre, vous étiez en Grèce avec le Président, au chevet de l'Europe. C'est donc que, vous aussi, vous devez tout de même y croire un peu, non, à la prospérité pour tous?

La troisième pièce, c'est un dollar américain avec lequel il faisait des tours de close-up, autrefois, pour draguer les filles, pour amuser la galerie, c'est même comme ça qu'il avait rencontrée la mère de ses enfants. C'était il y a bien longtemps, quand les gens le laissaient encore approcher d'eux, et lui, il faisait apparaître cette pièce derrière leurs oreilles, d'où le choix d'un dollar, pour faire comme les vrais magiciens de Las Vegas. Effet garanti ! Si vous voulez, monsieur Sapin, il peut vous l'apprendre, ce tour, c'est un truc de débutant, paraît que vous apprenez vite... Imaginez, si vous pouviez faire apparaître des pièces d'or dans les cheveux, comme autant de soleils téméraires...

Si vous vouliez, monsieur le Ministre... Le rencontrer. Il est collectionneur, comme vous. Il est en bas, il vous attend. Il a tout son temps. Il n'est pas aux pièces.

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